La Cour Européenne des Droits de l’Homme condamne le Gouvernement croate pour un défaut d’enquête effective et approfondie sur des allégations de traite humaine et d’exploitation de la prostitution.
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La Cour Européenne des Droits de l’Homme condamne le Gouvernement croate pour un défaut d’enquête effective et approfondie sur des allégations de traite humaine et d’exploitation de la prostitution.

Faits La requérante déposa une plainte pénale contre un certain T.M., ancien agent de police, qu’elle accusait de l’avoir physiquement et psychologiquement contrainte à se prostituer de l’été 2011 jusqu’au mois de septembre de la même année. T.M. fut par la suite inculpé de prostitution forcée, forme aggravée de l’infraction d’organisation de la prostitution. En 2013, il fut acquitté au motif que, s’il avait bien été établi qu’il avait organisé un réseau de prostitution au sein duquel il avait recruté la requérante, il n’avait en revanche pu être démontré qu’il avait contraint cette dernière à se prostituer. Le tribunal considéra que l’inculpé n’ayant été poursuivi que pour la forme aggravée de l’infraction d’organisation de la prostitution, il ne pouvait pas être condamné pour la forme simple de cette même infraction. Le parquet fut débouté de son appel contre cette décision et le recours constitutionnel formé par la requérante fut déclaré irrecevable.

En droit – Article 4 : La traite et l’exploitation de la prostitution portent atteinte à la dignité humaine et aux libertés fondamentales de leurs victimes et elles ne peuvent être considérées comme compatibles ni avec une société démocratique ni avec les valeurs consacrées dans la Convention. La Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de rechercher si les traitements dont la requérante se plaint constituent de l’« esclavage », de la « servitude » ou un « travail forcé ou obligatoire ». Elle conclut purement et simplement qu’en elles-mêmes, la traite d’êtres humains ainsi que l’exploitation de la prostitution, au sens de l’article 3 a) du Protocole de Palerme, de l’article 4 a) de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains, de l’article 1 de la Convention des Nations unies pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui et de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF), relèvent du champ d’application de l’article 4 de la Convention. À cet égard, peu importe que la requérante soit en l’occurrence une ressortissante de l’État défendeur et que l’affaire ne présente pas de dimension internationale, parce que l’article 2 de la Convention sur la lutte contre la traite des êtres humains englobe « toutes les formes de traite des êtres humains, qu’elles soient nationales ou transnationales », et que la Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui fait référence à l’exploitation de la prostitution en général.

La Cour note que les griefs formulés par la requérante comportent 3 aspects distincts, qu’elle examine séparément.

▶ L’existence d’un cadre juridique et réglementaire approprié. 

À l’époque considérée, la prostitution était illégale en Croatie. Tant l’exploitation de la prostitution, dont la prostitution forcée en tant que forme aggravée de l’exploitation de la prostitution, que le fait de proposer à titre personnel des services sexuels étaient érigés en infractions pénales. Les infractions de traite des êtres humains, d’esclavage, de travail forcé et de proxénétisme étaient pénalement réprimées. Le consentement de la victime n’entrait pas en ligne de compte aux fins de l’établissement de l’infraction de traite des êtres humains, règle que le code pénal a expressément étendue à l’infraction de proxénétisme en 2013. L’achat de services sexuels a par ailleurs été érigé en infraction en 2013. Le parquet était compétent pour engager des poursuites pour les infractions susmentionnées. Le code de procédure pénale croate contenait également des dispositions relatives aux droits des victimes d’infractions pénales et, en particulier, des victimes d’infractions attentatoires à la liberté sexuelle. De surcroît, le gouvernement croate a adopté différents documents stratégiques visant à prévenir et à lutter contre la traite des êtres humains et il a constitué des équipes spécialisées dans l’assistance aux victimes de traite. La Cour estime donc qu’au moment de la commission de l’infraction alléguée et des poursuites engagées contre son auteur présumé, il existait en Croatie un cadre juridique adéquat pour l’examen de la plainte de la requérante sous l’angle de la traite des êtres humains, de la prostitution forcée et de l’exploitation de la prostitution.

Le soutien apporté à la requérante. 

La requérante n’a jamais présenté aucune objection ni aucun grief quant au comportement des autorités nationales ou autres, y compris le tribunal qui avait engagé la procédure pénale contre T.M. Elle n’a pas non plus formulé de grief portant sur ses droits en tant que victime de traite ni sur l’assistance, le soutien ou toute forme d’accompagnement qui lui ont été apportés, ou sur leur absence. Pendant le procès, la requérante a été informée de la possibilité de prendre contact avec le service chargé, au sein du tribunal, de l’assistance aux témoins et aux victimes mais rien n’indique qu’elle l’ait fait. Dans ces circonstances, la Cour admet que la requérante a reçu le soutien et l’assistance mentionnés par le Gouvernement, en particulier qu’elle a obtenu la reconnaissance de son statut de victime de traite des êtres humains. En tant que telle, elle a bénéficié d’un accompagnement de la Croix Rouge croate et d’une assistance judiciaire gratuite grâce à un programme financé par l’État et mis en œuvre par une organisation non gouvernementale. Par ailleurs, elle a pu déposer au tribunal hors la présence de l’accusé puisque, dès qu’elle en eut fait la demande, celui-ci avait été conduit hors du prétoire.

Le respect par les autorités nationales des obligations procédurales pesant sur elles. 

La police et les autorités de poursuite sont intervenues rapidement, notamment pour perquisitionner le domicile de T.M., interroger la requérante et inculper T.M. En revanche, seules la requérante et une de ses amies ont été entendues en qualité de témoin au cours de l’enquête et au procès. S’il est vrai que la déposition de cette amie n’avait pas totalement corroboré les déclarations de la requérante, des éléments indiquaient que cette dernière avait demandé de l’aide à la mère de son amie et non pas à son amie elle-même et que c’était à la mère de cette amie qu’elle avait parlé au téléphone le jour de sa fuite.

Immédiatement après avoir fui de l’appartement qu’elle partageait avec T.M., la requérante avait passé plusieurs mois chez cette amie et la mère de celle-ci. Les autorités d’enquête n’ont toutefois pas entendu la mère de l’amie en question. De même, elles n’ont pas interrogé le petit ami de l’amie de la requérante qui avait conduit l’intéressée au domicile de son amie. Ces éléments démontrent que les autorités nationales n’ont déployé aucun effort sérieux pour enquêter de manière approfondie sur les circonstances pertinentes et pour recueillir les éléments de preuve disponibles. Elles n’ont pas cherché à identifier les clients de la requérante ni à les interroger. Elles n’ont à aucun moment entendu la mère de la requérante, le propriétaire et les voisins de la requérante et de T.M., ni d’autres personnes qui auraient pu témoigner au sujet de la véritable nature de la relation entre la requérante et T.M., des violences que ce dernier aurait fait subir à la requérante ou du fait qu’il l’aurait enfermée dans l’appartement.

Rien n’indique non plus que les autorités nationales ont sérieusement cherché à enquêter de manière approfondie sur les circonstances qui auraient permis d’établir si T.M. avait contraint la requérante à se prostituer. Ainsi, celle-ci prétendait dépendre financièrement de T.M. et alléguait que celui-ci, dans le but de la contraindre, avait déclaré qu’en tant qu’ancien policier, il possédait « un arsenal d’armes », qu’il avait menacé de blesser sa famille et qu’il l’avait manipulée en lui faisant de fausses promesses de l’aider à trouver un « vrai travail ». De même, l’amie de la requérante avait indiqué que celle-ci était en grand désarroi et effrayée par T.M., qui avait continué à la menacer sur les réseaux sociaux après qu’elle eut pris la fuite. Il apparaît également que le fait que la police ait trouvé des pièces de fusils automatiques lors de la perquisition du domicile de T.M. n’a pas été pris en considération. Les juridictions nationales n’ont pas porté une attention appropriée à ces éléments et sont donc parvenues à la conclusion que la requérante avait procuré des services sexuels de son plein gré. Par ailleurs, selon le droit croate, la Convention des Nations unies pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui et la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains, le consentement de la victime était dépourvu de pertinence. De surcroît, les juridictions nationales ont écarté le témoignage de la requérante pour manque de fiabilité et de cohérence au motif qu’elle apparaissait peu sûre d’elle, qu’elle s’arrêtait et hésitait lorsqu’elle s’exprimait. Les autorités nationales n’ont pas évalué l’impact possible du traumatisme psychologique sur la capacité de l’intéressée à relater de manière claire et cohérente les circonstances dans lesquelles elle avait été exploitée. Compte tenu de la vulnérabilité des victimes d’infractions sexuelles, la rencontre avec T.M. dans le prétoire peut avoir eu un effet négatif sur la requérante, indépendamment de l’exclusion ultérieure de T.M. de la salle d’audience.

En somme, les autorités nationales compétentes n’ont pas satisfait à leurs obligations procédurales découlant de l’article 4 de la Convention.

Conclusion : violation (six voix contre une).

Article 41 : 5 000 EUR pour préjudice moral.

Cette affaire « S.M. c./ Croatie » a été jugée pour la première fois par une Chambre de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, le 19 juillet 2018. La Cour a tenu une audience en Grande Chambre dans l’affaire « S.M. c./ Croatie » le 15 mai 2019. L’affaire est maintenant en cours de délibération.

Sources : Arrêt de la Cour Européenne des Droits de l’Homme du 19 Juillet 2018.